ENTRETIEN AVEC SERGE BOILEAU, PRÉSIDENT DE LA COMMISSION DES SERVICES ÉLECTRIQUES DE MONTRÉAL
DISTRIBUTION ÉLECTRIQUE
Au début du XXe siècle, la prolifération de poteaux et de fils aériens augmentait sérieusement les dangers d’incendie à Montréal, sans parler de la nuisance visuelle qu’elle entraînait. C’est pourquoi la CSEM fut créée le 27 juin 1910, il y a un peu plus de cent ans, par décret gouvernemental de la province de Québec, à la suite des recommandations de la Ville de Montréal.
« Il y a eu deux rapports importants qui ont contribué à la décision de construire un réseau souterrain, explique Serge Boileau. En 1904, la Chambre de commerce de Montréal a commandé un rapport à un ingénieur des services électriques de Baltimore, Chas E. Phelps, sur la création d’un réseau de conduits souterrains à Montréal. » Le rapport fut d’ailleurs publié dans la Gazette municipale le 29 février 1904. « En 1907, poursuit M. Boileau, la Canadian Fire Underwriter’s Association a aussi publié un rapport qui recommandait d’enfouir les fils dans le centre-ville et qui qualifiait Montréal de ville la plus dangereuse du Canada pour les risques d’incendie. Imaginez dix-sept compagnies d’électricité qui mettaient leurs poteaux où ils voulaient dans la ville. » Des problèmes économiques en découlaient, s’assurer devenait prohibitif ou impossible, les entreprises hésitaient à s’installer à Montréal. « La question de la sécurité éloignait les investisseurs, indique M. Boileau. » Mais la solution – l’enfouissement des fils – a pris du temps à s’imposer. « Il y avait des blocages, considère le président de la CSEM. Une autre étape importante a été la commission d’enquête sur les contrats publics créée en 1909, qui a montré que certains avaient un intérêt financier à ce que les choses ne changent pas. Dans le Québec d’alors, le propriétaire d’une compagnie d’électricité, l’échevin, le député provincial et le député fédéral pouvaient être une seule et même personne. Ajoutez à ce fond politique nébuleux, le fait que la municipalité n’avait pas le pouvoir de régler le problème. L’enfouissement des fils n’était pas de juridiction municipale, mais relevait des chartes provinciale et fédérale. »
Un autre objectif d’importance, en plus des aspects économiques et sécuritaires, était la consolidation du marché de la distribution d’électricité : « Dix-sept compagnies, c’était trop, souligne le président. Le courant alternatif n’était pas implanté. Il fallait multiplier les centrales au charbon. Ce rôle d’intégrateur, la CSEM le joue encore aujourd’hui, mais d’une autre façon. Nous planifions toutes les activités dans le réseau, nous engageons nous-mêmes les entrepreneurs. Nous avons le plus grand réseau souterrain au Canada. »
Plus d’un siècle d’enfouissement
En 1913, la Commission a entrepris les travaux d’enfouissement des fils sur la plus importante artère commerciale de Montréal, la rue Sainte-Catherine, entre les rues Atwater et Papineau. Ce premier grand projet a été appelé le « Great White Way » à cause des nouveaux lampadaires électriques dont la lumière blanchâtre contrastait avec celle, bleutée, des anciens réverbères au gaz. Il fallait coordonner l’enfouissement de réseaux appartenant à une trentaine d’entreprises différentes (électricité, téléphonie,tramways, télégraphie, systèmes d’alarme, etc.). Et c’est finalement en 1915 que ce premier grand réseau souterrain de fils et de câbles est inauguré.
« Avant 1929, on peut parler d’un âge d’or de l’enfouissement, remarque Serge Boileau; au début, il fallait tout inventer. Les cols bleus concevaient des nouveaux outils pour travailler dans les conduits. » Encore maintenant, beaucoup d’ingéniosité est exigée pour faire face à toute éventualité : « Je peux donner un exemple, ajoute le président, celui des seringues rouillées dans les puits d’accès. Des gens se sont blessés. On a inventé un panier de récupération que l’on installe dans les puits. On a récolté jusqu’à 10 000 seringues dans un arrondissement! » De 1929 à 1945, il y a eu une baisse dans les activités d’enfouissement : « On complétait des bouts de réseau, commente le président. Les ressources étaient limitées pendant la crise, alors que de 1939 à 1945, elles allaient d’abord à l’effort de guerre. De 1945 à 1959, ça reprend un peu. L’étalement urbain commence. Il y a plus de véhicules. Il faut élargir les rues. Les poteaux sont encore en pleine rue. La CSEM est critiquée.
Les années 1960 et 1970, ce sont les grands projets: le boulevard Métropolitain, Expo 67, l’autoroute Décarie, les Jeux olympiques de 1976. Tous ces projets ont exigé que l’on enfouisse les fils. Dans les années 1980, Hydro-Québec constate que les lignes à 12 kV ne suffisent plus. Il fallait les remplacer par des lignes à 25 kV. Toutle réseau souterrain du centre-ville devait être refait. Le maire Jean Drapeau a alors décidé de faire d’une pierre deux coups et d’en profiter pour embellir la Ville. »
Conséquemment, en 1983, une entente est signée entre Hydro-Québec et la Ville de Montréal prévoyant la reconstruction de plus de 150 km de réseau souterrain et l’enfouissement de 100 km supplémentaires. L’entente avec Hydro était d’environ 600 millions de dollars, une grosse somme pour l’époque. « De 1980 à 2010, continue M. Boileau, on assiste à une prolifération des entreprises dans le domaine de la téléphonie. On passe alors de 19 à 50 usagers. Aujourd’hui, nous sommes rendus à 55 usagers et à 80 utilisateurs. » Les usagers, ce sont Hydro-Québec et les entreprises de télécommunications comme Vidéotron ou Bell. Quant aux utilisateurs, il s’agitd’organismes qui font un usage du réseau limité dans le temps, et qui n’appartiennent pas au domaine des télécoms ou du transport d’électricité (le MTQ par exemple). « L’utilisateur paye plus cher, note M. Boileau, car son utilisation est limitée dans le temps; utilisateurs et usagers ont chacun des contrats spécifiques. »
Montréal, ville intelligente
Montréal veut être la ville la plus intelligente du monde (voir : villeintelligente.montreal.ca/ stratégie). Qu’est-ce qu’une ville intelligente (smart city en anglais)? Parmi les diverses conceptions de la notion de ville intelligente, l’une d’elle se dégage pour les autorités en place : « Les villes intelligentes devraient être perçues comme des systèmes de personnes qui interagissent avec et à l’aide de flux d’énergie, de matériaux, de services et de financement, afin de catalyser le développement économique durable, la résilience et une qualité de vie élevée. Ces flux d’énergie et d’interactions deviennent intelligents grâce à une utilisation stratégique de l’information, de l’infrastructure communicationnelle et des services, dans le cadre d’un processus de planification et de gestion urbaine transparent répondant aux besoins sociaux et économiques d’une société » (European Innovation Partnership on Smart Cities and Communities - Strategic Implementation Plan, 2013).
L’un des préalables pour pouvoir devenir une « ville intelligente » est de développer le réseau de télécommunications urbaines multiservices à très haut débit, ce qui implique plus de fibre optique. Cela signifie notamment que l’on intègre les réseaux de télécommunications à la planification urbaine, en particulier dans le cadre du plan d’urbanisme et, dès maintenant, aux chartes de projets. Mais Montréal a commencé depuis un bon moment sa conversion au numérique : « Il y a 12 ans, commente SergeBoileau, Hydro-Québec occupait plus de 70 % du réseau. Aujourd’hui, son taux d’occupation est de 60 %. Ce sont les télécoms qui ont pris la place. Dans le plan de déploiement de cette ville intelligente, il faudra tenir compte de l’impact sur le réseau souterrain. Il faut un plan intégrateur. Montréal est en avance grâce en particulier à la disponibilité de son réseau souterrain. D’ailleurs la fibre optique prend beaucoup moins de place. Les conduits, il n’y a pas si longtemps, étaient gros comme un poing, aujourd’hui, ils sont gros comme le petit doigt. » M. Boileau souligne aussi la fiabilité de la fibre optique : « Pour la transmission de données continue, il faut de la stabilité. La fibre optique est de loin préférable au sans-fil en termes de stabilité. Nous allons davantage vers la miniaturisation et la fibre optique que vers les bandes passantes aériennes. » Le passé est garant de l’avenir : « Nos 23 millions de mètres de conduits continueront d’être entretenus. Le modèle va rester. Le réseau va rester,même si la façon de l’utiliser peut changer », conclut Serge Boileau.
Source: Revue Électricité Québec Édition Mars/avril 2017 Volume 64, N.2Article publié avec l’autorisation du Magazine Constas Québec